La grande démission, symptôme d'un manque de sens
Après deux ans de pandémie, face à l'inconnu et aux difficultés, il semble que le retour dans les entreprises se fait de manière enthousiaste. On a beaucoup entendu parler de la "grande démission". Un phénomène réel, qui ne doit toutefois pas faire oublier le fait suivant : les salariés démissionnent bien, mais pour aller dans d'autres entreprises et ce, "pour quelques euros de plus par mois". Devenus "mercenaires", les salariés n'ont jamais été aussi nombreux. Autrement dit, ils démissionnent mais ne disparaissent pas ! Et la question du salaire n'est pas le seul moteur de la démission. Les salariés recherche avant tout du sens, dans un monde qui se complexifie toujours plus et dont les repères s'effritent (bienvenue en post-modernité).
Le sens, à l'échelle des organisations
Une (r)évolution structurelle et humaine
Dans son ouvrage « Reinventing organizations », Frédéric Laloux revient sur les différents types de structures qui correspondent à des modes d’adaptation particuliers des organisations.
Assurément, chaque époque a connu une répartition des tâches et du pouvoir hiérarchique selon des modalités qui lui sont propres. Il définit ainsi cinq grandes étapes :
L’époque clanique au cours de laquelle les chasseurs- cueilleurs sont structurés autour d’un chef. C’est le stade opportuniste et impulsif. L’organisation est adaptée au chaos, où la peur et la violence règnent en maître ;
La révolution agricole qui voit fleurir des codes hiérarchiques forts. C’est le stade conformiste. La dimension formelle a son importance et permet un certain contrôle ;
La révolution industrielle dont le but non caché est celui du profit et de la maximisation des gains. C’est le stade de la réussite. Cette organisation promeut la consommation, tout en épuisant son écosystème ;
La société de l’information où l’on attend des salariés une forme d’engagement. L’organisation est dite responsable et soucieuse de sa responsabilité sociétale. C’est le stade de la pluralité.
La post-modernité : l’entreprise place la Raison d’être au coeur de sa gouvernance. La gouvernance est autonome. Elle promeut l’innovation sociétale. C’est le stade évolutif.
On peut également considérer que chaque entreprise -ou structure ou organisation - évolue à son propre rythme. Évidemment, ce positionnement va conditionner la manière dont elle perçoit ce qui fait sens. Cette tendance influence également les comportements encouragés et tolérés entre les individus.
Il est donc indispensable, pour le futur salarié potentiel, de se renseigner sur cette fameuse culture d'entreprise. Celle-ci doit être en correspondance avec les valeurs individuelles du futur salarié. Si vous souhaitez savoir quelle est la culture et le stade de votre entreprise, vous pouvez faire le test présent dans cet article sur la culture d'entreprise et le mythe fondateur.
Quand est-ce que ça part en vrille ? Quand l'organisation perd-t-elle son sens ?
Héritage lacanien, le modèle RSI est très facilement utilisable et compréhensible. Je trouve que c'est un outil formidable pour comprendre les enjeux, et surtout dérives de certaines organisations. Dans leur ouvrage « Psychanalyse des organisations« , Arnaud, Fugier et Vidaillet reprennent, également, la structure du noeud borroméen lacanien.
Cette architecture est l’une des meilleurs pour expliquer les dangers d’une culture d’entreprise mal équilibrée. En effet, ce travail ethnologique d’immersion au sein des organisations permet de structurer les rapports entre :
le Réel : c’est la capacité à analyser les indicateurs factuels (veille technologique, veille concurrentielle, audit social, etc.) ;
le Symbolique : c’est ce qui réunit et rassemble. Pour Lacan, c’est le langage et ses codes (la ritualisation des échanges, les signes de légitimité, le mythe fondateur, etc.)
l‘Imaginaire : c’est la « boîte à fantasmes » et autres projections qui nous nourrissent. Le storytelling, les histoires qu’on se raconte, en font partie.
Vous pouvez creuser cette application concrète et développée par le consultant Patrice Stern dans cet article du Cairn (« Une boîte à outils lacanienne au service du conseil« ).
« Le modèle « réalité, symbolique, imaginaire » (RSI) est l’une de ces méthodes de diagnostic, relativement peu utilisée bien que facilement communicable auprès des dirigeants et des salariés de l’entreprise. Ce modèle est librement inspiré de ce que Jacques Lacan a appelé le nœud borroméen. Utilisé par les psychanalystes de cette obédience, il a été judicieusement (certains diraient abusivement) détourné par des consultants qui en ont fait un outil d’analyse. »
Le consultant nous aiguille sur les principaux dangers et écueils des entreprises :
Le déni de réalité. C’est lorsque l’entreprise se « masque » le réel pour ne pas remettre en cause sa stratégie et sa structure. C’est le moment où les « anti- corps » de l’entreprise contre le changement s’agitent. Ils font tout pour rester dans un modèle figé par le temps et non pertinent.
L’hypotrophie de l’imaginaire. C’est le manque de perspectives et de projets ambitieux qui se traduit par un imaginaire collectif maigre au sein de l’entreprise. Il n’y a plus d’histoires (storytelling) pour fédérer les collaborateurs à la mission de l’entreprise.
l’inflation de l’ego et du symbolique à travers les signes ostentatoires. Lorsque le Réel n’est plus perçu, lorsque l’Imaginaire s’appauvrit, alors on se raccroche au symbolique comme une puce à son chat... Et la voiture du PDG grossit, le séminaire de fin d’année est particulièrement grandiose, les codes hiérarchiques amplifiés.
Une sensibilité propre aux jeunes générations
A noter que les jeunes générations sont particulièrement sensibles à ces "décalages" ou ces marques "ostentatoires", surtout lorsqu'elles sont en décalage avec les valeurs affichées. Il semble également que leurs désirs aient évolués.
A ce titre, le dernier article des Échos évoque une évolution des enjeux symboliques : "Prépa, carrière, belle voiture... Ces symboles de la réussite dont on ne veut plus" . Les symboles évoluent avec le temps. Vraissemblablement la « grosse voiture » ne séduit plus générations X, Y et Z. Il serait intéressant de comprendre quels sont les nouveaux codes symboliques attendus par ces jeunes générations.
Quelques notions de post-modernité nous mettent sur la piste : le fonctionnement en tribu, l’autonomie dans l’emploi du temps (« le présent éternel ») et l’esthétisation des activités (versus une vision purement utilitariste), notamment.
Le sens, produit du langage
Nous avons vu, grâce aux modèles de Laloux et Lacan, ce qui fait sens à l'échelle des organisations. Intéressons-nous maintenant à ce qui fait sens pour les individus et leur langage. Vaste question linguistique et philosophique car le terme "sens" revêt différents aspects.
Le sens en linguistique
Le sens né du signe
La linguistique est une discipline fructueuse lorsque l'on s'intéresse à la question du sens. Revenons sur la distinction qu'opère Ferdinand de Saussure. Selon lui, le sens émerge lorsqu'un signifié (= l'idée) est conjoint avec un signifiant (= manifestation matérielle). Le sens est donc lié au signe et aux mécanismes de signification.
NB : Certains linguistes émettent une distinction entre "sens" et "signification". Pour François Rastier par exemple, la signification est une propriété intrinsèque au signe, elle concerne la réunion Signifié / Signifiant. Là où le sens est davantage un parcours interprétatif.
Allons plus loin. En sémantique structurale, on s'intéresse en particulier aux "sèmes" (plus petite unité significative de sens). Par exemple, le linguiste Bernard Pottier décompose le sens du mot "chaise".
Au niveau du signifiant, nous avons la succession des phonèmes (=sons) suivants : [ʃ] (son "ch") + [ɛ] (son "é") + [z] (son z)
Au niveau du signifié, nous avons les sèmes (unité de sens) suivants : S1 = avec dossier + S2 = sur pieds + S3 = pour une seule personne + S4 = pour s'asseoir
Voici l'approche analytique - et fructueuse - que propose la linguistique structurale.
Le sens contextuel
Pour d'autres linguistes, notamment issus du courant de la pragmatique, la question du sens ne peut se réduire à la structure du langage. Le sens émerge d'un contexte, avec un émetteur particulier, des conditions d'émission du message, et un ou plusieurs récepteurs spécifiques. Par exemple, si nous sommes dans une pièce avec fenêtre ouverte, et que je me tourne vers vous pour dire "j'ai froid". Il y a peu de chance que je fasse un état des lieux de ma température intérieure. De manière implicite, je vous demande de fermer la fenêtre. L'émergence du sens n'est permise qu'avec la connaissance et la compréhension de tout ce contexte.
Voici pour les définitions institutionnelles et universitaires du sens. Existe-t-il autre chose ?
Dépasser les limites d'un sens purement analytique
Le sens né de nos dynamiques comportementales
Je vous donne mon avis personnel, lié à ma pratique professionnelle. C'est, d'après moi, la plus grande erreur des linguistes que de limiter la question du sens à ces dimensions analytiques. Le sens émerge avant tout de groupes humains. De fait, le sens est aussi (et surtout) émotionnel, né des échanges et dynamiques comportementales qui nous animent. Par ailleurs, selon nos dispositions psychologiques et traits de personnalité, nous ne "filtrons" pas la réalité de la même manière. La question du sens est donc également individuelle, liée à l'expérience de chacun, et intriquée avec des ressorts cognitifs particuliers. Si cette question vous intéresse, je la développe dans "la Stratégie du caméléon".
Le sens révèle du non-dit
Par ailleurs, particulièrement importante dans le domaine de l'entreprise, le sens ne réside pas seulement dans ce qui est EXPLICITE, DIT et FORMULÉ. A l'inverse, le sens émerge le plus souvent de ce qui est SOUS-ENTENDUS, NON-DIT et IMPLICITE. Sur ce point, la linguistique est pertinente. Par exemple, le linguiste Oswald Ducrot émet la distinction entre "présupposés" et "sous-entendus".
Dans la phrase "Pierre a cessé de fumer" (contenu explicite), il y a bien un contenu implicite : "Pierre fumait". Ici, il s'agit d'un présupposé. A l'inverse du sous-entendu qui dépend davantage d'un contexte énonciatif (mon exemple de la fenêtre ouverte ci-dessus), le présupposé est contenu dans le code de la langue.
Le sens reçoit donc en creux tout ce qui n'est pas formulé, tout ce qui se situe "entre les lignes" ou "sous le message".
Le sens symbolique
Je vous propose encore une autre lecture de ce qui fait sens : l'univers symbolique. Il s'agit, cette fois-ci, d'appréhender le sens dans sa nature analogique, voire archétypale. Ici, la question du sens s'ouvre sur les propriétés de l'Imaginal. Henry Corbin précise :
« L’imagination possède sa fonction noétique et cognitive propre, c’est-à-dire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de l’être sans qui elle nous reste fermée et interdite. Le monde imaginal est composé des héros, mythes, anges, muses et fées, en somme des archétypes, briques constitutives du monde du sens. »
De ce point de vue, les associations d'idées, les sonorités proches, la créativité mais également l'aléatoire sont porteurs de sens. Pour en savoir plus, lire le dernier chapitre de "Anti Bullshit", "Réenchantez le monde". Je parle donc ici du Sens qui nous anime, qui nous nourrit. Sorte de "souffle de vie" qui sert de boussole.
Pour avoir un aperçu de cette approche symbolique, peu utilisée et connue, vous pouvez également regarder le Ted suivant :
Je conclurais sur cette idée : imaginer être guidé ou transmettre du sens en portant un discours purement analytique, chiffré et rationnel est un leurre ! Le sens c'est ce qui nous trans-porte, ce qui nous incarne (étymologie "carne" = la "viande" = le corps). C'est aussi, et surtout, ce qui nous échappe à prime abord. Le sens ne se laisse pas enfermer : il ouvre l'esprit et le corps. Le sens c'est aussi une émotion : la joie d'être au bon endroit au bon moment.
Pour les organisations, somme de multiples individualités, l'enjeu reste similaire. Mais comment offrir une boussole à ses collaborateurs lorsqu'on ne se pose même pas la question de savoir qui elle est ? quelles sont ses valeurs ? quel est son mythe fondateur ? Faire émerger un Imaginaire, un langage commun, à travers des Mots, Symboles et des Archétypes, voilà qui devrait être au programme de la plupart des entreprises. Est-ce un acte politique ? Peut-être... Restons vigilants contre le "bullshit" et le "Color Washing", dérives potentielles de tout "purpose washing", phénomène bien connu lorsque les entreprises ou les marques se veulent étendards de valeurs qu'elles n'incarnent pas dans la réalité :
Le pink-washing : lorsqu'une entreprise ou une marque utilise les codes du combat féministe, en prétendant porter cette cause alors que dans la réalité, il n'en est rien. Par exemple, les produits d'hygiène "roses" (ex. rasoir pour les femmes) vendus beaucoup plus cher que leurs homologues masculins.
Le green-washing : lorsqu'une entreprise ou une marque se vente de son engagement écologique, sans que cela soit fondé et/ou prouvé, uniquement dans une visée utilitariste et marchande. "Par exemple, la dernière campagne Alpro, entreprise agroalimentaire du groupe Danone qui commercialise des produits d’origine végétale, interpelle. Les slogans « Préservons la Terre, c’est la seule planète où il y a du chocolat », ou « Savourez sans mettre la planète à l’amande », ou encore « Des boissons végétales très gourmandes sauf en CO2 » semblent très abusives. Ces mots traduisent l’absence totale d’impacts négatifs liés à la consommation du produit. Or, par exemple, la culture du cacao implique la déforestation, des plantations hydrovores, et le travail forcé des enfants." (Extrait "Anti Bullshit", p 208.
Le rainbow-washing : Lorsqu'une entreprise ou une marque met en avant son engagement pour le combat LGBTQ+, sans que ces valeurs ne soient cohérentes en interne, ou pour des raisons purement économiques. A ce titre, on peut se poser la question de savoir si la dernière campagne Calvin Klein, mettant en scène un "homme enceint" ne relève pas de cette catégorie...
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