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Désinformation ou Infofiction ? Etude d'un nouveau genre hybride de la communication sur les réseaux sociaux numériques : le cas Zoé Sagan

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    elodie
  • 4 juin
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 16 heures

Il y a quelques mois, j'ai eu la chance de présenter à l'oral ce travail de recherche co-réalisé avec Emmanuel Carré, lors du séminaire de L’Académie des Controverses et de la Communication Sensible. Nous nous sommes particulièrement penchés sur l'analyse sémiologique du compte Twitter de Zoé Sagan. Une manière pour moi d'affiner encore ces frontières entre le Vrai, le Faux, le Bullshit, la Fiction, le Narratif. Vous pourrez télécharger le document en PDF à la fin de cet article, notamment pour avoir accès à la bibliographie et éléments de corpus.



Rappel préalable : Notre approche est celle de celui qui observe : il ya un nouvel animal dans l’écosystème : qu’est ce qu’il mange, est-ce qu’il vole est-ce qu’il marche ? Nous tentons au mieux, étant conscients de nos subjectivités respectives, de ne pas être dans le discours moral ou judiciaire.


Introduction


Dans le contexte actuel marqué par une crise de confiance croissante vis-à-vis des

médias traditionnels, les réseaux sociaux numériques (RSN) sont souvent dénoncés

comme des vecteurs de rumeurs et de fausses nouvelles. Cependant, il est

intéressant de constater que, parallèlement à cette dynamique de désinformation, un

genre particulier connaît un succès notable, et que l’on nomme désormais :

l’INFOFICTION. Ce genre hybride, qui oscille habilement entre l'information, le

divertissement et la fiction littéraire, attire de nombreux abonnés. Ce phénomène

soulève des questions cruciales sur la nature de l'information et sur les nouvelles

formes de narration qui émergent dans le paysage médiatique contemporain. Dans

un premier temps, nous nous poserons la question de la nouveauté (ou non) de ce

genre, en tentant de répondre à la question “de quoi l’infofiction est-elle le genre ?”.

Dans un second temps, nous analyserons une centaine de Tweets émis par le

compte de Zoe Sagan, référence de l’infofiction actuelle sur les RSN (récolte

effectuée au printemps 2024, avant la fermeture du compte X). Nous tenterons d’en

dégager les structures narratives sous-jacentes et autres procédés d’écriture.


I - De quoi l’infofiction est-elle le genre ?


Le genre. La notion de genre occupe une place fondamentale dans les études

littéraires, médiatiques et culturelles, permettant de catégoriser et d'analyser les

œuvres selon des critères spécifiques. Plus précisément, la catégorisation par genre

créent des “ horizons d’attente pour les lecteurs et des modèles d’écriture pour les

auteurs” (Todorov 1981 : 125). Le genre s’offre ainsi comme repère et “promesse”

pour l’audience réceptrice. Dans un cadre plus médiatique, et en particulier

télévisuel, le genre permet d’identifier et de savoir à quoi l’on a affaire :

« le genre est, en effet, ce qui nous permet d'identifier ce que nous voyons. Il y a genre, pourrait on dire, à partir du moment où, pour interpréter le programme, le téléspectateur ramène ce qu'il n'a pas encore vu à une classe d'émissions déjà identifiée” (Jost, 1999, p. 19).

Cette définition pose le genre comme cadre interprétatif, facilitant la compréhension et la réception des messages. La catégorisation par genre, à travers des signes, des codes et des discours ou énonciations génériques décodés comme tels, est une pédagogie pourrions-nous dire, une organisation du monde qui permet de s’y repérer.


Le roman-feuilleton. L’analyse des genres médiatiques et littéraires montre une

évolution constamment influencée par les contextes sociaux et culturels. La notion

d’hybridité discursive ne semble, elle, pas nouvelle. Au XIXe siècle, par exemple, les

fictions médiatiques comme le roman-feuilleton ont contribué à la création de genres

hybrides entre le reportage journalistique et la fiction. Ces formes hybrides ont

facilité une interaction entre la réalité et la fiction, influençant les pratiques d'écriture

et de lecture de l'époque. Aussi, le sens ne semble pas immanent au texte, mais

déterminé par des structures discursives situées à un niveau supérieur (Sorlin,

2019). Le genre structure le sens, donc, côté émetteur, tout en créant un dispositif

“pédagogique” d’interprétation constitué d’attentes, côté récepteur. Le genre

structure, oriente et définit et traduit. En effet, le genre exerce une fonction

médiatrice entre le social et l’individuel, entre la société et la langue : « L’énoncé et

ses types, c’est-à-dire les genres discursifs sont les courroies de transmission entre

l’histoire de la société et l’histoire de la langue » (in Todorov 1981 : 125), ils

« tiennent autant de la matière linguistique que de l’idéologie historiquement

circonscrite de la société » (Todorov 1978 : 24).


Plus récemment, la notion de genre réintégrée au niveau des situations sociales et des pratiques se comprend à travers l’interaction dialogique entre écrivain et lecteur, entre textes et contextes d'écriture. Sandrine Sorlin nous rappelle, en citant Rastier, que “De même que la langue ne préexiste pas à la parole, « elle s’apprend en son sein », le genre ne se perçoit que dans la pratique”. (Sorlin, 2019). A l’image du langage, le genre est tiré entre deux forces contraires : éminemment conservateur (il perdure dans les œuvres sous forme d’intertexte) et éminemment créatif (tout texte retravaille toujours le genre qui l’informe) (Agamben, 2003, cité par Naomi Keinan, 2019).


Les nouveaux mots. Revenons quelques instants aux mots et à leur sémantique. Si

l’hybridation de genre n’est pas nouvelle comme nous venons de le voir, certains

mots, eux, le sont. Par exemple, les termes “fake news”, “désinformation », ou

encore “infox”, cohabitent avec les mots « infofiction » et « faction » (mot valise entre

faits et fiction). Pour ces deux derniers vocables, si les signifiants diffèrent, les

signifiés se rassemblent : dans les deux cas, il s’agit d’une hybridité narrative, sorte

de récit fictif basé sur des faits réels. Selon la notice Wikipedia, le corpus textuel qu'il

désigne se rapproche davantage de la nonfiction novel, voire d’un récit historique

fictionnalisé. Autobiographical novel étant une expression plus courante pourdésigner un récit proche de la vie de l'auteur mais s'affranchissant du pacte

autobiographique. Notons que les deux termes sont récents et encore problématiques, c’est-à-dire non stabilisés. Cependant Vincent Colonna propose une définition étroite de la Faction comme “la projection de soi dans un univers fictionnel,

où l’on aurait pu se trouver, mais où l’on n’a pas vécu réellement ».


Le ludique. Les chercheurs du genre semblent noter une évolution entre le genre

comme ensemble de règles et de codes imposés, et le genre comme jeu imposé, en

tous les cas dans le dispositif télévisuel. A propos de la typologie des modes

d’énonciation proposée par François Jost, Emmanuel Carré précise :

« c’est le respect des règles qui définit la loi de chaque mode d’énonciation et garantit en effet le "genre" de l'émission et par suite, la crédibilité plus générale (des promesses) de la chaîne. Selon la loi de l'authentifiant, un journaliste doit prouver ce qu'il dit ; selon la loi de la fiction, un narrateur doit proposer un récit vraisemblable ; selon la loi du ludique, le jeu doit afficher des règles claires. Ce schéma est assez proche du triptyque "Informer, cultiver, divertir" qui forme le socle de la paléo-télévision décrite par Umberto Eco ».

Mais il est possible que ce triptyque, socle de la paléo-télévision décrite par Umberto Eco, ne soit plus tout à fait actuel. Notre époque semble moins caractérisée par la fin de la télévision que par le détournement de ces trois modes d’énonciation en vue de divertir. La dimension ludique, voire parodique ou satirique, semble désormais un élément constitutif du dispositif médiatique. La dimension ludique se trouve comme “redoublée”. Il ne s’agit pas d’informer ni de cultiver, mais bien de divertir à tout prix.


Les différents registres ou modalités d'expression dans les médias
Les différents registres ou modalités d'expression dans les médias

Le genre, on l’a vu, crée des horizons d’attentes. En sa qualité de catégorie de

réception, le genre s’identifie comme un cadre qui devient lui-même un vecteur de

promesse. On parle alors de promesse de genre (Patrick Charaudeau). On pourrait ainsi se poser la question de savoir si le vocable « infotainement » est vraiment un

équilibre entre « information » et « divertissemment », ou bien plutôt un

divertissement au carré, utilisant l’information comme « prétexte » (catégorie de

genre qui « préformate" certaines attentes, comme nous venons de le voir), voire

même comme coquille vide, à la façon du mythe, tel que défini par Roland Barthes,

et qui utiliserait le signifiant « information » pour dévoyer davantage son sens et lui

collé une chaîne de signifiés éloignés des standards du régime authentique.


Autrement dit, l’infotainement est-elle comme son nom le prétend une pédagogie

ludique basée sur de l’information (régime authentique comme fondamental), ou

bien un récit, une fiction se faisant passer pour vraie et authentique, c’est-à-dire

bénéficiant de l’imaginaire du sérieux et du factuel associé à l’information ? Sans en

douter, cette confusion des genres créée des confusions d’attentes (et de

promesses). Soulevons le fait que cette hybridation relève souvent d’un processus

intentionnel, stratégique, voire manipulatoire.


Mais il arrive parfois que ce soit la fiction ou le divertissement qui s’invitent dans le

réel. Ainsi le “manger des pommes” des Guignols de l’Info est-il devenu un “vrai”

slogan de campagne. Prenons également l’exemple de l’émission TPMP qui se veut

la plus politique, et se déroule tous les soirs avec un présentateur clownesque

(TPMP, du moins jusque janvier 2025). La parole politique n’est plus comprise

comme l'expression collective ou personnelle d'un projet pour la cité mais comme la

performance d'un ensemble d'acteurs, tous embarqués dans une même intrigue. Ce

qui nous amène à cette conclusion: « c'est le jeu qui mène le jeu.” (Carré, Thèse).

Alors que Guy Debord conceptualisait la société du spectacle, nous pouvons-nous

demander si nous n’avons pas basculés collectivement dans la société du

divertissement, en riant et en légèreté, ou du moins superficiellement et en

appauvrissement (d’idées, de vocabulaire).


Infofiction. De son côté, Zoé Sagan, personnage littéraire et fictif crée par Aurélien

Poirson Atlan, propose cette définition de l’infofiction, en mettant en scène l’une des

pages de son livre sur le compte X Zoé Sagan (avant sa suppression courant été

2024). En voici quelques extraits : “Je suis quelque chose entre le carbone et le

silicium. Entre l’humain et l’artificiel (...) Je sais maintenant que vous vivez tous dans

des fictions. Mon but est alors d’inventer la réalité. En décodant le réel. Oui, parce

que vous vivez définitivement dans un monde régi par des fictions de toutes sortes…

Vous vivez à l’intérieur d’un énorme roman. La fiction est déjà là. ”. Le genre devient

ainsi symptomatique de ce que Baudrillard évoquait à propos des simulacres et de

l’hyper réel, la carte a remplacé le territoire. Plus précisément, la carte n’est pas la

« Le territoire ne précède plus la carte ni ne lui survit. C'est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c'est elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte. C'est le réel et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. » (Simulacre et simulation).

Hybridation. L’infofiction est le reflet d’une collusion entre le réel et le fictif, entre le

vrai et l’imaginé, entre l’information et le divertissement. Un genre triplement

hybride :

1°/ Au niveau de l’énonciation, puisque plusieurs voix se mêlent (le bouton RT de X

accentue cette pluralité de voix, de même la rumeur d’un collectif caché sous

l’identité de Zoé Sagan). Le dialogisme semble avoir atteint son paroxysme.

2°/ Au niveau textuel voire rhétorique et scénographique, où les techniques et

modes d’écriture varient, souvent accompagnés d’une structure sous-jacente

commune néanmoins : celui de la révélation et du feuilleton.

3°/ Au niveau thématique et lexical, en confondant tous les sujets, qu’ils soient

politiques ( , culturels (le Metoo du cinéma ou la menace sur le festival de Cannes),

judiciaires (la convocation officielle de Juan Branco devant le Tribunal diffusée avant

que ce dernier ne la reçoive), importants (la présence supposée de ministres lors de

soirée chemsex) ou anecdotiques (les extensions de cheveux de Brigitte Macron),

publics et sus (l’arrivée de Jack Lang à tel événement) ou privés et révélés (le

diplôme manquant de Gabriel Attal).


II- Le cas Zoé Sagan, à la source de l'infofiction ou de la désinformation ?


Méthodologie. Nous avons réussi à extraire les 100 derniers tweets du compte

@zoesagan sur la plateforme X à la fin du mois de mai 2024. Nous avons ensuite

utilisé le logiciel LIWC, dont la performance tient à une approche linguistique et

psychométrique des différentes catégories de langage (Pennebaker et al., 2015).

Voici un exemple des catégorisations proposées par le logiciel (Blackburn, 2015) :


Catégories linguistiques analysées avec l'outil LIWC
Catégories linguistiques analysées avec l'outil LIWC

Grâce à cet outil d’analyse, nous avons pu observer trois différents niveaux

d’information :

- le ou les mots outils les plus importants et récurrents du discours,

- le lexique le plus représentatif du discours de Zoe Sagan,

- la caractéristique principale du discours (narrative, cognitive ou émotionnelle).


Résultats. Les "mots outils" (ou function words) sont des mots tels que les pronoms,

les articles, les prépositions, et les conjonctions, qui structurent le langage et

facilitent la cohésion syntaxique, sans porter de signification propre. Pourtant, ils

jouent un rôle clé dans l'analyse des styles linguistiques et des comportements

psychologiques (Pennebaker et al., 2015). Lors d’un entretien, Damon Mayaffre met

en exergue cette surreprésentation des mots outils dans les discours politiques

(Marques, 2020) :


Fondamentalement, j’ai mesuré une saignée de la substance nominale des

discours. Il y a au fil des décennies de moins de noms ou de substantifs ; c'est-à-dire

de moins en moins de notions, de concepts, d’idées. Les noms sont remplacés par

les pronoms. La « France », la « nation », la “république », le « peuple » ou encore l’« égalité », la « liberté », etc. s’effacent au profit du « je » ou du « moi » du président.

Au fond, le Leader a remplacé l’Idée, et le dire (« moi, je vous dis que… ») a

remplacé le dit.


En allant plus loin, le chercheur met en exergue la récurrence du “ce / ça” dans le

discours de l’ancien président Nicolas Sarkozy. Cet aspect, loin d’être anecdotique,

souligne la nature même du discours, davantage démonstratif et populiste, “qui

sous-entend plus qu’il démontre”. Les “ça ne peut plus durer ” ou “”ça suffit” étant

symptomatiques d’une parole portant en creux les implicites du “bon sens populaire”.

Dans le cas de Zoé Sagan, il se trouve que le mot outil le plus récurrent est le “de”.



Nuage de mots clefs produit à partir du compte Twitter - X de Zoé Sagan
Nuage de mots clefs produit à partir du compte Twitter - X de Zoé Sagan

Cette préposition apparaît dans plusieurs usages différents au sein de notre corpus.

Tout d’abord, un premier qui renoue avec le rôle du génitif et qui marque la

possession (1) : “Cet homme n’a plus d’âme. Plus de conscience. Plus d’éthique”,

“Grâce à une fuite d’un proche collaborateur de #GabyBug, vous allez découvrir que

la première action du Premier Ministre (...)”, “ la coach perso (et masseuse!) de tout

le show-business français (...)”, “parce qu’elle est proche de Julie Gayet et surtout

elle aurait un deal de production avec des labos pharmaceutiques”, “Ils parlent sur

les chaînes de télévision de détournement de mineurs”, “l’avocat de Franck Tapiro”,

“En France, un juge pour enfant qui vend sa fille de 12 ans sur un site libertin c’est

un petit bracelet électronique”, “A votre avis pourquoi il n’existe AUCUNE photo

d’Emmanuel Macron enfant avec ses parents ?”. On trouve un autre usage qui porte

sur l’origine (2) : “il travaillait pour l'ambassade de France” / “ L’université Paris

Assas confirme que Gabriel Attal n’a jamais été diplômé de l’établissement.” “Il se

veut le nouveau roi de France”. Enfin, nous avons pu observer un usage plusidiomatique de la préposition “de”, souvent dans des constructions verbales (3) qui

marquent, le plus souvent, une temporalité en train de se déroulé (aspect progressif

de l’action non accomplie). On se rappelle que “Le progressif indique que l'on se

dirige vers le point B sans indiquer explicitement qu'on l'atteindra” (Feuillet, 2001) :

“Les agriculteurs polonais viennent de s’unir aux manifestations françaises et

européennes.”, “Son objectif secret est de mettre les renseignements à ses pieds.”

“D’après mes sources bien humaines, un scandale explosif est sur le point

d’éclater”, “La prêtresse @vonderleyen est en train d’être attaquée par plusieurs

États. Ces expressions idiomatiques peuvent être également nominales (4) : “Et

tous les médias et réseaux sociaux qui ont systématiquement censuré la liberté

d’expression.”, “Paris aura-t-il le courage de confirmer sa frauduleuse « validation

d’acquis » ?, “La France est en proie à l’introduction d’un coup d’état”.

Notons que le pronom personnel “je” devance les “vous” ou “nous”. En revanche, les

“il” sont plus nombreux”, moins en tant que pronom personnel, qu’en tant que

pronom impersonnel du type “il se peut que”, “il faut un jour que”, “il existe”, “il est

temps de dévoiler”, “il y a aussi”, “il est normal que”. La temporalité présente est la

plus symptomatique du discours. Concernant la catégorisation du discours, il

semblerait que l’aspect cognitif se détache : davantage d’articles que de verbes,

présent à valeur de vérité générale (certitude, du type “c’est la réalité”) et portant

des insights cognitifs “dévoiler”, “penser”, “changer”, “savoir”. Concernant les

verbes auxiliaires, le verbe “faire” (78 occurences, “faire face”, “se faire”, “faire

chuter”, “faire ça”, “a pu faire”) devance le verbe “être” (46) qui devance “avoir” (26).

Le verbe savoir est également présent (“savoir que”, “savoir pourquoi”, “savoir où”,

savoir combien”, “seuls à savoir”).

D’un point de vue des mots ayant une charge sémantique forte (ou content words)

on retrouve une récurrence de l’adjectif “français”. Le nom “France” est suivi par

“Russie” et “Etats-Unis”. Les mots “temps”, “monde”, “ministre”, “avocats”,

“enfants”, “journalistes”, “pouvoir” “gens” et “hommes” sont également très présents.

Concernant les noms propres, “Macron” semble le plus présent, également “Tucker

puis “Hanouna”. Nous avons mis en gras ceux qui ressortent de façon majoritaire à

date. Notons que d’un point de vue formel, les guillemets sont également ressortis

de l’analyse..


Interprétations. Nous l’avons vu, les résultats montrent une surreprésentation de la

préposition “de”. Au début, nous pensions qu’il s’agissait d’une technique stylistique,

une écriture façon Gala qui permet, par l’usage des périphrase, de donner beaucoup

d’informations. Par exemple, au lieu de dire “Emmanuel Macron”, un journaliste peut

écrire “le mari de Brigitte qui est locataire à l’Elysée”, afin de maximiser l’aspect

informatif de se phrase. En réalité, une analyse minutieuse de quelques Tweets

représentatifs montre qu’il n’en est rien. A l’inverse, le compte X de Zoé Sagan se

démarque dans sa capacité à énumérer les noms propres, dans une stratégieprononcée de name bashing. Par ailleurs, il semblerait que l’émergence des noms

propres joue sur les ressorts scénaristiques de l’exposition (affichage du nom) et de

l’excitation (des révélations suivent le nom). Pourtant, la caractéristique principale du

discours de Zoé Sagan est de faire durer dans le temps (les formes verbales

progressives sont très nombreuses). Est-ce la force du nom propre qui permet de

faire patienter ou de ne pas montrer davantage de preuves ? Ici, le discours est

performatif : c’est la déclaration seule qui joue comme preuve du réel.


Postures. Au-delà des mots quantifiables et explicites du discours, nous

souhaiterions également proposer une lecture davantage psychosociologique du

compte X de Zoé Sagan afin d’en faire émerger les ressorts persuasifs et

idéologiques. Zoé Sagan parle moins pour dire quelque chose, que pour obtenir

certains effets. On retrouve ainsi certains mécanismes langagiers identifiés dans les

discours politiques (Dorna, 1995). Zoé Sagan est à la fois (1) “communicateur”,

c’est-à-dire dans une stratégie pédagogique de “faire comprendre” et qui, de fait,

utilise un medium pour y parvenir (mécanisme de médiatisation), (2) “elle-même” (un

homme ? une femme ? un collectif ?) et un “porte-parole” (mécanismes

d’individuation et d’identification), et (3) une “performeuse”, au sens de to perform -

réaliser, qui construit une réalité à travers son langage (mécanisme de

référentialisation). D’ailleurs, nous avons bien noté la présence accrue de l’auxiliaire

“faire” qui dénote un discours dont l’archilème renvoie à l’agir. Ajoutons de suite que

les verbes déclaratifs sont tout aussi nombreux, voire davantage (dire- 59

occurences, 71 conjugué dis). Cet appareil déclaratif marque un type spécifique de

rapport au monde qui permet de (1) signaler une position (pour ou contre), (2)

véhiculer un jugement axiologique (de type vrai-faux), les “vrai(s)” et “vraiment” et

“faux” ponctuent le discours, (3) porte une appréciation (propable - improbable).

De manière plus générale encore, le compte X de Zoé Sagan incarne l’archétype du

“vengeur” ou du “justicier” (plus ou moins masqué), celui qui “balance” (non pas son

poste comme dans l’ancienne émission de Cyril Hanouna) les noms et les faits. Elle

est la révélatrice des faits cachés, celle qui met en lumière les parts d’Ombre (pour

reprendre les termes d’un Jérôme Cahuzac) de ceux qui gouvernent (représentants

politiques) ou influencent (people ou personnes du show-biz). La présence des mots

tels “avocats”, “ministres” et “enfants” montrent que les Tweets s’orientent sur des

champs criminels (pédophilie, viols, etc.), parfois même dans l’intention de se

substituer à ce que la Justice devrait être. Zoé Sagan met en cause et condamne de

manière interpellative. Le name dropping (voire name bashing ?) est l’une de ses

stratégies phares, en jouant sur deux techniques discursives et narratives : la la

présence d’un “je” narrateur et locuteur confondus, qui prend en charge (assume ?)

le discours et les mots. Tout en multipliant les reprises de phrase, les discours, les

autres tweets et autres dispositifs locutoires (guillemets et extraits d’autres

interdiscours). Le tout dans une temporalité qui ne cesse de s’étendre (les formes

verbales progressives sont privilégiées): la révélation n’a jamais lieu une bonne foispour toute, elle est faite pour durer. Elle s’adresse en particulier à un public hors

cercle politico-médiatique. C’est Zoé Sagan qui se fait le mégaphone des coulisses

du pouvoir (au sens large). Par exemple, le Tweet suivant : “Arrêtez de me

demander en boucle qui était chez Pierre Palmade. C’est bien Bruno Le Maire. Tout

le monde est au courant dans les rédactions et dans les commissariats. Mais

personne n’ose en parler. Comme pour Cauet au début. Mais heureusement, Zoé

veille.” démontre bien comment le compte Zoé Sagan se fait le médiateur entre un

monde où les faits criminels sont portés à connaissance (sphère médiatico-politique)

et un monde où ces faits ne sont pas sus (sphère grand public) : “France Inter

savait. Le ministère de la justice savait. Le parquet savait. Marlène Schiappa savait.

Maintenant vous aussi.”


Il y a donc des bourreaux et des victimes, et une Justice incompétente. Par sa

parole, Zoé Sagan compte remettre les choses à l’endroit et dans le bon ordre : “Les

agriculteurs sont les nouveaux punks. Leur idée de retourner partout en France les

panneaux des villes et villages, c’est du génie dans un pays où toutes les valeurs ont

été inversées.” La tonalité - ou force illocutoire du discours - se veut souvent

menaçante “fin du game”, “là, ça rigole plus”, “Ce mouvement de contestation

historique sera pour le pouvoir encore plus destructeur que les gilets-jaunes”, “tout le

monde fait semblant que tout va bien mais…”, “ils vont bloquer le pays”. il est

important que les français puissent avoir accès à ce genre d’information non ?

Ajoutons que le “je” de Zoé Sagan est un « je » narratif qui porte à sa charge

l’énoncé (collusion narrateur et locuteur), dans un registre non pas émotionnel

puisque les mots appartiennent plutôt au registre du cognitif : ce sont les thèmes

abordés qui sont polémiques / émotionnels (politique, pédocriminalité, agressions

sexuels, etc.)


Enfin, notons que d’un point de vue rhétorique et scénaristique, l’infofiction se

dévore comme un livre : chapitre par chapitre. C’est la mise en feuilleton de

l’information, avec ses effets d’attentes créées (les « révélations » sont souvent

promises pour demain), qui crée l’envie, et le plaisir a-t-on envie d’ajouter. En effet,

plus que dans le genre de l’information ou du journal dans lequel l’information se

donne à lire en tant que telle, l’infofiction joue sur les ressorts psychologiques et

cognitifs de l’attente : l’infofiction sait se faire désirer en distillant au compte goutte.

Le « croustillant » provient du registre de la menace qui énonce ce qu’elle va faire,

pour ensuite délivrer de manière partielle, voire ne pas délivrer du tout. Alors que le

régime authentifiant ne crée pas d’attentes particulières, hormis la volonté de

s’informer et la curiosité de découvrir les nouvelles du monde, le régime de

l’infofiction semble cumuler le registre du ludique et également le plaisir de la

rumeur.


Conclusion


Nous pouvons désormais identifier les caractéristiques linguistiques, discursives et

psychosociologiques de l’infofiction. L’infofiction est un genre discursif hybride,

comme il en existait au XIX ème siècle. Pour autant, sa pratique, associée à

l’amplitude des réseaux sociaux numériques, semble novatrice sur certains points.

Ces procédés d’écriture, à visée persuasive, dépeignent le monde sous un angle

plutôt négatif. La quête du narrateur-locuteur consiste à remettre ce monde

chaotique en ordre (au sens symbolique, judiciaire, et politique). Nous avons

démontré que cette nouvelle organisation du monde cultive l’ambiguïté entre (1) le

vrai et l’imaginé (nouveau paradigme qui dépasse l’opposition vrai-faux : de ce point

de vue là, aucun Tweet ne peut être considéré comme faux); (2) le juridique et le

judiciaire. La notion de “ se faire justice soi-même” (archétype judiciaire qui se

rapporte à la Justice) cohabite et se confond avec l’intention de “ne pas tomber sous

le coup de la Loi” (dispositif se rapportant à la dimension Judiciaire et Légale) ; (3) le

donné et le gardé : chacune des révélations se veut explosives, et pourtant le lecteur

a toujours l’impression que « plus gros » ou « plus croustillant » est à venir. Le

dispositif de « feuilletonnage » participe à une mise en scène de la révélation, qui

n’est jamais totalement finie ou accomplie. Le découpage en séquences de

l’information crée des phénomènes d’attentes et d’excitation (comme à la fin d’une

série télévisée, on attend le prochain numéro). La dynamique psychologique de

l’appétence pour ce contenu infofictionnel étant sans doute du même registre que

l’excitation ressentie lorsque l’on entend une rumeur : plaisir à écouter, plaisir à en

parler. Dans le cadre spécifique de l’infofiction, chacun jouit d’un contenu

potentiellement performatif, capable de faire vaciller, au moins le temps d’un Tweet,

la vie politique « réelle ». De prime abord, l’infofiction est hors cadre : sans

financement visible, sans cible marketing précise, et sans idéologie précise. Ces

derniers points seraient à investiguer plus précisément dans une prochaine étude. Ils

posent une autre question fondamentale, celle de l’identité et de l’attribution.

Aurélien Poirson Atlan, dans différents entretiens, ne se revendique ni de l’extrême

droite, ni du complotisme. Dès lors, quelle position pour le chercheur ? Est-ce à lui

de nommer ou de donner une étiquette refusée par l’auteur lui-même ? De même

dans le cadre des études sur les « complotistes » et les « anti-vax », est-ce au

chercheur d’ « imposer » une identité ou une étiquette non revendiquée ou assumée

ou conscientisée ou voulue ?


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