Ce que raconte et symbolise le meurtre de Charlie Kirk
- elodie
- il y a 11 minutes
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Charlie Kirk (né en 1993) est un activiste conservateur américain. A 18 ans, il fonde et dirige Turning Point USA (2012). C'est l’un des principaux entrepreneurs du camp MAGA auprès des jeunes via ses tournées de campus et The Charlie Kirk Show (radio/podcast avec Salem). Sa stratégie a mêlé mobilisation étudiante, levées de fonds et forte présence médiatique, au point d’être crédité d’un rôle notable dans le rajeunissement de la base pro-Trump. Son réseau a aussi organisé des bus. Le 10 septembre 2025, Kirk a été tué par balle lors d’une étape de tournée à l’Utah Valley University (Orem, Utah), réactivant le débat sur la violence politique. Décryptage.

Charlie Kirk : ouverture au dialogue ou fabrique de l'ennemi ?
Il y a un décalage ontologique entre mots et comportements. Plus précisément, entre rhétorique, mots et discours d'un côté, et vie et mort d'un humain de l'autre. Une question à se poser : les mots tuent-ils aujourd'hui plus qu'avant ? Pourquoi et comment ?
Indéniablement les mots sont à la fois le meilleur et le pire : des talismans qui guérissent ou bien des armes de destruction. J'en parle notamment dans le dernier chapitre de mon livre Anti Bullshit, parce que oui, les mots ont bel et bien un pouvoir.
Il serait inconséquent d'imaginer que les mots peuvent être neutres et sans impact. C'est aussi le sens de la phrase de Roland Barthes : "la langue est fasciste", c'est-à-dire qu'elle nous oblige toujours à nous positionner, à prendre le pouvoir sur.
Pour autant, rappelons que si les mots tuent psychologiquement, ce sont bien les balles réelles qui terrassent et enterrent. C'est bien ce qu'Hannah Arendt rappelait dans sa distinction entre le pouvoir et la violence.
Plus précisément donc, Charlie Kirke incarne bien une forme de pouvoir. Le pouvoir naît de la pluralité, existe tant que des gens parlent, promettent, délibèrent et tiennent parole ensemble. Il a besoin de légitimité (reconnaissance), pas d’armes. Il se renforce par la participation et disparaît quand le groupe se défait.
Les opposants, terroristes ou tueurs, quant à eux, se situent bien du côté de la violence, qui s’exerce via des outils (armes, appareils coercitifs, dispositifs techniques). Important à retenir : la violence peut détruire le pouvoir, jamais le fonder : elle est efficace à court terme mais stérile politiquement.
La thèse centrale d'Arendt était la suivante : le pouvoir et violence sont en tension inverse. Là où le pouvoir est solide (consentement, institutions vivantes), la violence est inutile ; là où le pouvoir s’érode, la violence apparaît comme prothèse—mais elle en accélère l’érosion. C'est ce que nous vivons actuellement.
En affirmant vouloir dialoguer, Charlie Kirk piégait-il ses contradicteurs ?
Sur les campus, Charlie Kirk installait un stand « Prove Me Wrong », micro ouvert, et invitait quiconque à contester ses positions. Ce format type « débat de plein air » use d'une scénographie très particulière : à la fois spectaculaire (à l'américaine façon "one man show") et missionnaire (je viens vous prouver que mes valeurs sont justes).
Il est fondamentale de se rappeler que la figure du prédicateur tient une place particulière et très importante dans l'histoire du peuple américain. La prédication itinérante (George Whitefield), les camp meetings (Cane Ridge, 1801) et les circuit riders méthodistes ont façonné une culture de la parole persuasive, émotionnelle, mobile, capable de rassembler des foules en plein air puis de fonder des églises.
Ce registre performatif a naturalisé l’idée qu’un individu charismatique peut “soulever” la communauté par la voix. Pensons par exemple à des figures comme celle du pasteur afro-américain, incarnée par Martin Luther King Jr. Plus largement, les États-Unis ont développé une religion civile, soit un langage sacralisant la nation, dans lequel les prédicateurs circulent entre religieux et civisme.
La scénographie du stand ouvert recouvre donc une véritable mythologie, celle du citoyen raisonnable engagé pour ses valeurs chrétiennes. Mais elle est aussi asymétrique : un seul (l'Elu) parmi tous... Foucault dirait sans doute que Le « Prove Me Wrong » est un dispositif pouvoir/savoir.
La scène n'est pas qu'un décor mais bien dispositif qui produit des effets de vérité et des sujets « véridiques ». C'est là où réside la performativité : on y fabrique du "vrai", en organisant qui parle, à quel rythme, sous quelle visibilité, selon quels critères de normalité et avec quelles sanctions symboliques (applaudimètre, montage, légitimité conférée/retirée).
Scène, caméra, modération, montage, l’invité doit se confesser dans un cadre défini par l’hôte (thèmes, métrique, timing) et sous les yeux de tous ; mais le jugement normalisateur est monopolisé par celui qui tient le micro. Et c'est ce pouvoir qui produit ses propres normes de savoir et de légitimités.
Ce sont les fameux "régimes de vérité" de Foucault : chaque dispositif définit ce qui compte comme vrai (ici : clips « réfutés », “mic-drop”, chiffres d’audience), qui peut l’énoncer (celui qui tient le cadre) et par quels protocoles (Q&A minuté, fact-checking asymétrique, montage).
La normalisation ici est doublement "religieuse" : à la fois de l'ordre du jugement moralisateur (tri continu entre comportements et énoncés acceptables/déviants) et de la confession (amener l’autre à se dire (opinions, identités, « intentions ») pour ensuite mesurer sa conformité). La posture « j’ouvre le dialogue / ils sont violents » s’auto-place du côté du pouvoir (parole, pluralité) et dépolitise l’adversaire (réduit à l’instrumental). Pour autant, un individu reste toujours souverain, rappelons-le.
Charlie Kirk prouve-t-il que le camp néoconservateur est moins sectaire que les progressistes ?
Par son décès, Charlie Kirk est passé du prédicateur au martyr, cette autre figure clef de la culture américaine. En effet, le martyr conjugue à la fois la civil religion (héritage puritain) et l’éthique libérale de la liberté d’expression : mourir / souffrir « pour la Vérité ».
Le fait que la scène soit filmée en directe et retransmise sans filtre sur les réseaux sociaux renforce d'ailleurs l'aspect "panoptique" : tout est visible, archivable, découpable, renforçant la véracité de l'événement.
Baudrillard parlerait sans doute de “martyr médiatique”, comme mise en circulation en régime de signes — plus la scène se répète, plus notre économie attentionnelle fructifie, entre horreur légitime et satisfaction de voyeurisme. Rejouée, montée, re-streamée, la mort devient valeur d’échange.