Langage, IA et propagande : la guerre des récits a déjà commencé (Devoxx 2025)
- elodie
- il y a 1 heure
- 7 min de lecture
Cette fois-ci nous allons parler IA et sémiotique : une thématique aussi passionnante que cruciale ! A la fin de l'article, je vous mets le lien vers la conférence Devoxx 2025 à laquelle j'ai eu l'honneur de participer devant plusieurs milliers de personnes. Elle dure moins de 30 min. Belle lecture et bon visionnage !
Le sémiologue, détective privilégié des deep fakes et de la propagande à l'heure de l'IA
La force de la sémiologie
Le langage et les signes façonnent profondément notre manière de percevoir le monde. Nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont, mais à travers les filtres de nos codes culturels, symboliques et linguistiques. Pour revoir les théories linguistiques marquants c'est ici.
Cette plasticité du sens rend le langage extrêmement puissant — et parfois dangereux — dans la construction de la réalité. Les médias, les publicités ou les discours politiques mobilisent sans cesse ces codes pour orienter nos perceptions, activer des émotions, ou masquer certaines vérités.
C’est ici que le sémiologue entre en jeu. Formé à décortiquer les signes, à repérer les structures sous-jacentes des discours et à décrypter les stratégies de manipulation, il est particulièrement bien armé pour détecter les fake news. Là où d'autres s’arrêtent au contenu apparent, le sémiologue analyse la mise en scène de l'information, les mots choisis, les images associées, et les effets de rhétorique mobilisés. Il repère les incohérences narratives, les stéréotypes activés pour manipuler les émotions, ou les dispositifs visuels qui légitiment une contre-vérité.
En ce sens, le sémiologue agit comme un détective du sens. Dans un monde saturé de signes où l’information circule plus vite que la vérité, sa capacité à déconstruire les illusions et à dévoiler les intentions cachées fait de lui un acteur clé dans la lutte contre la désinformation. Sa méthode, rigoureuse mais sensible aux nuances, permet non seulement de repérer les fausses nouvelles, mais aussi de comprendre pourquoi elles fonctionnent — et donc, comment y résister.
Reconnaître le faux
Umberto Eco, dans Reconnaître le faux, affirme que le sémiologue est particulièrement bien placé pour démasquer les mensonges, les falsifications et les fake news parce qu’il comprend comment les signes fonctionnent, et surtout, comment ils peuvent être manipulés pour tromper. Le sémiologue ne s'arrête pas à ce qui est dit, mais observe comment cela est dit, par qui, pour qui, et avec quels effets attendus — exactement ce qu’il faut pour déjouer les fausses informations contemporaines.
« (…) est signe tout ce qui peut être utilisé pour dire le faux ou, encore mieux, pour dire ce qui n’est pas le cas dans le monde réel. » Umberto Eco
Il écrit dans son Traité de sémiotique générale que tout ce qui peut être utilisé pour mentir est un signe. Il étend ensuite cette idée en disant que le signe n’est pas seulement un vecteur de vérité, mais qu’il est par essence ambivalent : il peut dire le vrai comme le faux, feindre, dissimuler, falsifier. Le sémiologue est donc, par définition, celui qui analyse non seulement les contenus, mais les intentions, les dispositifs de langage, les manipulations des codes. Cela en fait un expert des structures du mensonge.
Eco insiste aussi sur une distinction cruciale entre dire le faux, mentir et falsifier :
Dire le faux, c’est énoncer quelque chose qui ne correspond pas à la réalité, sans pour autant que cela implique une volonté de tromper. Il peut s’agir d’une erreur, d’une ignorance ou d’un savoir périmé. Par exemple, lorsqu’un savant de l’Antiquité affirmait que le Soleil tourne autour de la Terre, il disait le faux, mais sans mentir : il croyait sincèrement à ce qu’il disait. Dans cette perspective, dire le faux est un problème de vérité (ou "aléthique", selon le mot savant issu de aletheia, vérité en grec), mais pas nécessairement un acte moralement condamnable.
Le mensonge est d’un tout autre ordre. Il s'agit de dire délibérément le contraire de ce que l’on croit vrai, dans le but de tromper quelqu’un. Mentir n’est donc pas une question de justesse factuelle, mais d’intention. On peut dire une chose vraie et mentir (si on ne la croit pas vraie), tout comme on peut dire une chose fausse sans mentir (si on la croit vraie). Le mensonge est donc avant tout un acte éthique, un acte qui engage la responsabilité du sujet.
La falsification ou la contrefaçon est encore autre chose : il s’agit de produire un objet, un document, une œuvre ou une information dans l’intention de le faire passer pour un original ou pour authentique, alors qu’il ne l’est pas. Ici, le mensonge passe par les objets, les apparences, les supports : un faux tableau signé d’un maître, un faux diplôme, un faux article attribué à un auteur célèbre. C’est un acte technique, parfois sophistiqué, qui suppose une connaissance des codes à imiter et une volonté de tromper une tierce personne (souvent via un "intermédiaire", ce qui en fait une structure triadique).
J'ajouterais une autre catégorie, évidente pour ceux qui me suivent régulièrement : le bullshit. Je rappelle que là où le mensonge implique une intention de dissimuler une vérité, le bullshit, lui, est indifférent à la vérité. Il est davantage une stratégie de présentation de soi et de mise en scène du vraisemblable que du vrai. D'où l'importance de prendre en compte les récits.
Les signes sont modifiés par l'IA
L'apport magistral de Baurdrillard
Jean Baudrillard est sociologue, son apport sur le fonctionnement des signes à l'heure de l'IA est méconnu, et pourtant d'une lucidité crasse, en plus d'être opérante. Ses travaux sur la simulation et les régimes de signes sont profondément sémiologiques, mais il opère une rupture critique majeure avec la tradition saussurienne. Son apport est magistral car il dépasse l’analyse des systèmes de signes pour questionner la manière dont le signe fonctionne dans les sociétés de consommation, en tant que vecteur de pouvoir, de simulacre et d’idéologie.
A la différence d'un Barthes qui décrypte les mythologies de la vie quotidienne, Baudrillard pousse plus loin en montrant que le système des signes structure l’économie elle-même. La consommation devient un acte symbolique : on ne consomme pas des choses, on consomme des différences, des signes. Par ailleurs, il anticipe les fake news, la post-vérité, le marketing total : Baudrillard a vu, avant beaucoup d’autres, que la société allait devenir une immense machine à produire des apparences. Les discours politiques, la publicité, les médias ne cherchent plus à représenter ou informer, mais à produire des effets de réel, à construire une réalité de substitution — ce que nous appelons aujourd’hui post-vérité, storytelling, ou bullshitting.
En somme, Baudrilard déplace la sémiologie vers une critique radicale du réel : il ne s’arrête pas à décrire les signes, il interroge ce qu’ils font au monde !
Pourquoi son approche est sémiologique ?
Analyse des signes comme système structurant la réalité sociale. Comme Saussure ou Barthes, Baudrillard considère que les signes ne sont pas de simples reflets du réel, mais des constructions culturelles, organisées en systèmes. Il s’inspire de la linguistique structurale pour montrer que les objets, les marques, les signes dans les médias forment un langage social où chaque élément tire son sens par différence avec les autres.
Distinction entre valeur d’usage, valeur d’échange et valeur-signe. Là où Marx parle de valeur d’usage et d’échange, Baudrillard introduit la valeur-signe : un objet n’est plus seulement utile ou échangeable, il signifie quelque chose. Acheter une voiture, un sac ou un vêtement de marque, c’est consommer un statut, une identité, une position sociale. La société devient alors une économie politique du signe.
Avec Simulacres et simulation (1981), Baudrillard affirme que les signes ont progressivement perdu leur ancrage dans le réel. On ne représente plus le monde, on le simule. Le signe ne renvoie plus à une réalité mais à d’autres signes, dans une chaîne sans fin. C’est le règne de l’hyperréalité, où les distinctions entre vrai, faux, original et copie deviennent indiscernables. On va y revenir de suite, c'est le fil conducteur de ma conférence pour Devoxx.
Les différents régimes du signes
Je les décrits succinctement ici, pour plus de détails vous pouvez visionner la conférence. Les régimes de signes de Baudrillard se déclinent en quatre niveaux (que j'ai adapté très légèrement) :

Le signe symbolique lié au réel : L’image ou le signe ici atteste du réel. Par exemple, une icône religieuse représente la divinité ; elle est le symbole d’une vérité sacrée. Le signe est sacrement (régime symbolique - le signe réunit).
L’information découple le signe du réel : Le signe est encore lié à une réalité, mais il la travestit, la dissimule. On entre dans l’ordre du mensonge, de la propagande, de la manipulation. Le signe ne dit pas ce qu’il montre : il cache la vérité sous une apparence séduisante ou manipulée. Le signe est trompe-l'oeil (régime obolique - le signe désunit).
L’info-fiction où le narratif prévaut : ci, le signe fait croire qu’il y a du réel alors qu’il n’y en a plus. Il n’y a plus de référent, mais l’illusion qu’il y en a un. C’est le règne de la publicité, du spectacle, du storytelling : on simule une authenticité, une spontanéité, une "vérité" qui est fabriquée de toutes pièces. Le signe est simulation (régime fictif - le signe raconte le réel).
Le simulacre pur, où le réel est complètement simulé et disparaît : C’est le stade ultime : les signes ne renvoient plus à rien d’extérieur. Ils produisent leur propre réalité, une hyperréalité plus vraie que le vrai, plus cohérente que le réel lui-même. La simulation est totale : elle remplace le monde. Le signe est simulacre pur (régime hyper réaliste - le signe rend le réel obsolète).
Vous doutez que nous soyons déjà dans ce 4e niveau ? Je vous invite donc à plonger dans la matrice avec le lien vers la conférence :
A venir : article scientifique sur la désinformation et l'infofiction.