La cérémonie d'ouverture des JO a été saluée mondialement : pour la première fois, le sport sort du Stade pour s'inviter dans la ville. Elle a aussi suscitée quelques critiques. Il s'agit donc ici, non pas de vous donner mon avis personnel, mais de revenir sur les aspects visuels et scénographiques de la séquence du "défilé" avec la Cène et Philippe Katerine. La sémiologie reste la discipline reine pour résoudre ce type de problématique. Décryptage.
Intertextualités, pas toujours polémiques
Typologie de phénomènes de citations
Dans son ouvrage Palimpsestes, le narratologue Gérard Genette évoque une typologie de relation entre un texte et ses références qu'il définit par :
la TRANSTEXTUALITÉ comme "tout ce qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte" ;
une sous-catégorie est l'INTERTEXTUALITÉ comme la « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre. »
La forme explicite et littérale de l'intertextualité est la citation. La forme moins explicite, le plagiat (emprunt non déclaré, mais encore littéral). Une autre forme encore moins explicite et moins littérale selon lui, l'allusion (« énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d'un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non rencevable. »).
une autre sous-catégorie est la METAXTUALITÉ est la relation, dite “de commentaire”, qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer. »
Il faut bien comprendre que la notion de "texte" déborde aujourd'hui le simple objet littéraire. En sciences de l'Information et de la Communication (Sic), l'analyse des dispositifs implique une vision beaucoup plus englobante de la notion de "texte". Aussi, la scénographie à laquelle nous avons assistée, Cène / Bacchus pour la nommer rapidement, est une sorte de dispositif textuel comprenant des phénomènes d'intertextualités à peine voilés.
Le phénomène de l'intertextualité à la fois littéraire et... publicitaire
Dès que l'on parle de rhétorique visuelle, la notion d'intertexte est souvent centrale. En effet, loin d'être un phénomène exclusivement littéraire, la notion s'élargit dans le cadre publicitaire. L'intertexte est un phénomène de citation beaucoup plus courant que l'on s'imagine, pas toujours identifié immédiatement d'ailleurs.
En voici quelques exemples. Le motif - ou plutôt l'image "iconique", celle qui vit dans notre inconscient collectif, est réactualisée au travers d'une image plus actuelle convoquée dans une scenographie publicitaire. Le motif de la Belle au bois dormant qui dort d'un sommeil sans fin, se retrouve ainsi pour valoriser une bonne litterie. Et la louve-mère de Romulus et Rémus pour valoriser l'aspect nourricier d'une marque.
Ces phénomènes existent également en politique. C'est tout le "jeu" d'une affiche de solliciter des imaginaires et connotés voulus pour orienter le message.
L'affiche de Marine Le Pen est à la fois une réponse / un commentaire (donc un métatexte) à la Une du journal Libération, sous la forme d'une symétrie inversée (homme versus femme, oui versus non, douceur versus rigidité, etc.) Elle aussi en intertexte avec la couverture de People avec Diana, d'où les connotés de "douceur" et de "fragilité" qui se retrouvent désormais dans cette affiche de Marine Le Pen. On le voit particulièrement dans cet exemple, le phénomène de transtextualité construit et oriente volontairement le message finalement reçu.
C'est pour cela que les intertextes sont souvent mobilisés dans le champ journalistique. Chaque manifestation donne toujours lieu à LA photographie avec son poing levé au milieu des drapeaux. Pour être convoqué, l'intertexte n'a pas besoin d'être "parfait", il suffit que par analogie la plupart des symboles convoqués soient présents, et nos cerveaux complètent la scène.
Le cas particulier de la Cène comme motif intertextuel
La Cène est l'un des intertextes les plus repris !
Voici un extrait de cours que je donnais à des BTS en communication visuelle pour illustrer ce phénomène d'intertexte. Vous allez le voir, le motif de la Cène, c'est-à-dire le dernier diner de Jésus avec ses proches (le latin cena signifiant repas du soir), et un thème chrétien fondamental, traité par de grands peintres, puis souvent repris et réactualisé dans ce que l'on pourrait appeler la "pop culture" de notre époque. En voici quelques extraits.
Ces exemples n'ont pas pour but d'être exhaustifs, simplement pour vous interpeller sur la circulation très forte de ce motif, de la reproduction picturale classique des grands maîtres, à la citation explicite des artistes plus modernes, jusqu'au détournement publicitaire et télévisuel.
La polémique de la cérémonie d'ouverture : quel intertexte, Bacchus ou la Cène ?
Il est très surprenant que Thomas Jolly, directeur artisitique de cette cérémonie récuse cet intertexte. C'est mensonger car le phénomène d'intertexte est bien présent. Comme je vous le disais, la citation visuelle n'a pas besoin d'être parfaite, nous somme davantage dans le registre de l'évocation.
Par ailleurs, affirmer qu'il s'agissait en fait du banquet de Bacchus est malhonnête intellectuellement parlant. Pourquoi ? Parce que dans les deux cas, si l'on se situe au niveau symbolique, il s'agit d'un dernier repas avec ses convives. Nous sommes donc face à un MYTHÈME similaire, c'est-à-dire à une organisation narrative sous-jacente identique. Que ce soit le Banquet des Dieux, ou le Banquet du Christ dont on parle, les connotés de "festivités", "partage" et "amour" sont bien présents.
La polémique est donc normale puisque dans les deux cas :
soit Thomas Jolly fait référence à une scène païenne, en niant donc les racines judéo-chrétiennes de la France,
soit Thomas Jolly propose une lecture "symbolique" d'un évènement qui pour de nombreux croyants n'est ni symbolique ni narratif ou "inventé", mais bien réel.
Il était donc difficile de reprendre ce thème des Bacchanales ou de la Cène en voulant "réunir" ou "sans heurter" (pour reprendre ses termes). Mais souvenez-vous, dans le monde de la com', "peu importe que l'on parle de moi en mal, l'important c'est qu'on parle de moi". Donc Thomas Jolly ce sera offert un beau coup de projecteur mondial avec cette Scène / Cène.
Le tableau artistique comme une "oeuvre ouverte" : ce qu'a oublié Thomas Jolly
Mais surtout, est-ce que la seconde "couche" qui consiste à dire dans les médias "vous n'avez finalement rien compris" n'est-elle pas déplacée ? Après tout, une oeuvre artistique est une "oeuvre ouverte" pour reprendre les termes du sémiologie Umberto Eco. Un auteur n'a donc pas a féliciter ou à blâmer les "observeurs" ou "publics" récepteurs. En effet, pour Eco, l'oeuvre littéraire ou artistique est avant tout interactive, sans signification unique et fixe, mais plutôt une structure qui permet différentes interprétations. Cela ne signifie pas que toutes les interprétations sont valides, mais que l'œuvre est conçue pour être polysémique. Enfin, dans une œuvre ouverte, le lecteur ou spectateur devient un co-créateur de l'œuvre. L'interprétation dépend de l'interaction entre le "texte" (dispositif large) et son récepteur, qui doit combler les "blancs" et interpréter les ambiguïtés laissées par l'auteur. Eco souligne que l'ouverture d'une œuvre ne signifie pas qu'elle est incomplète ou désordonnée. Au contraire, elle possède une structure interne complexe et cohérente qui guide, mais ne dicte pas, les interprétations possibles.
L'ambiguïté dans une œuvre ouverte n'est pas un défaut mais une caractéristique essentielle qui enrichit l'expérience esthétique. Cette ambiguïté permet une pluralité de significations qui peuvent coexister et s'enrichir mutuellement. Eco introduit l'idée de "lecteur modèle", un lecteur idéal qui serait capable de naviguer et de s'engager avec les multiples niveaux de signification d'une œuvre ouverte. Ce lecteur modèle est une construction théorique qui aide à comprendre comment une œuvre peut être interprétée de différentes manières.
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